mercredi 29 août 2012

Destins croisés - Episode 4


Nous descendîmes les cinq étages en silence, j’avais pris la tête de la marche, et j’avançais d’un pas ferme. Je n’avais pas l’intention de montrer mes doutes à mon collègue ; j’avais pris une décision, et comme toutes celles que j’avais prises tout au long de ma courte vie, je l’assumerai jusqu’au bout. Je grimpai dans ma voiture et Erick prit place à mes cotés. Alors que le véhicule s’engageait dans une petite rue, pour faire demi-tour, de grosses gouttes d’eau s’écrasèrent sur le pare-brise : le chant monocorde de la pluie débuta. Ce n’était pas un temps à courir les rues pour fuir, et je me félicitai de mon initiative. Erick se mura dans son silence habituel et l’espace de quelques instant j’eus l’impression de retrouver le collègue taciturne que je connaissais en réalité si peu, et qui, pourtant, m’avait toujours été sympathique sans que je ne sache vraiment pourquoi.

Nous n’échangeâmes pas un seul mot durant tout le trajet qui nous mena droit chez moi. L’engin se gara en contrebas des immeubles et nous courûmes jusqu’au hall, sous la pluie battante. L’eau dégoulinait encore de nos vêtements lorsque nous passâmes la porte de mon appartement. Ce n’était pas très grand. Configuré à peu de choses près comme celui d’Erick, il y avait juste une chambre de plus que j’avais converti en bureau. Je n’avais pas besoin de plus, et surtout je n’avais pas les moyens d’avoir plus. Et pour une femme de ma condition ce n’était pas si mal. J’avais meublé mon intérieur sobrement, avec de nombreuses lignes courbes et élégantes ; j’avais choisi des couleurs neutres – noires et blanches – rehaussées çà et là d’un mélange chaud et froid – terre de sienne et vert anis. Avec le temps j’avais fini par m’y plaire. La grande baie vitrée du salon donnait plein sud et la lueur verdâtre du soleil entrait à flot lors des beaux jours. Sur le balcon je pouvais également observer le crépuscule tombant sur la Cité. Non, je n’étais pas mal lotie.

Erick haletait à coté de moi en se tenant le coté. Je pris son sac de voyage que je déposai dans le salon et revins vers lui. Je trouvais son teint pâle et son état général avait quelque chose d’effrayant. D’ordinaire si calme et si détaché, presque rassurant à certains moments, il semblait en proie à des tourments intérieurs et son visage était crispé par la douleur. Je tendis une main vers sa veste pour l’écarter mais il me repoussa d’un revers de main.

- Ça va aller.
- Non, ça ne va pas aller. Tu as perdu tellement de sang. Laisse-moi au moins regarder.

Erick grommela mais me laissa faire lorsque je revins à la charge. Sa veste, son pull, son T-shirt et son pantalon étaient poisseux et gorgés de sang. J’écartais délicatement les tissus imbibés en m’agenouillant devant lui, pour mieux observer la plaie. Elle était nette et profonde, et devait bien mesurer cinq à dix centimètres de long. Ce n’était pas étonnant qu’il souffre, mais je n’arrivais pas à déterminer ce qui avait pu causer une blessure pareille. Visiblement, aucuns organes vitaux n’avaient été touchés, c’était déjà bon signe. J’emmenai Erick avec moi dans la salle de bain et sortis une bouteille d’alcool à 90° C, ainsi que des compresses, une bande de gaz et des ciseaux. Mon collègue me lança un regard furibond, mais une fois encore il se laissa faire quand je lui enlevai sa veste, son pull, et son T-shirt. Je versai une bonne quantité d’alcool sur une compresse et l’appliquai sans ménagement sur la plaie. Il se crispa sous la douleur, et ses muscles se contractèrent sous mes doigts. Je fis semblant de ne pas être perturbée devant sa puissante musculature que je n’avais jamais remarquée, puisqu’il se cachait toujours derrière d’épais pull en laine. J’utilisai plusieurs compresses pour désinfecter la plaie et essuyer le sang qui avait coulé en abondance, puis je sortis un pot en verre de sous l’évier. Erick le prit et le renifla d’un air soupçonneux.

- Qu’est-ce que c’est ? me demanda-t-il.

Je me dressai de toute ma hauteur pour le toiser, malgré sa bonne tête qui me dépassait, et déclarai avec aplomb :

- Ceci, mon cher, est un cataplasme concocté par mes soins, à base d’un tas de truc qu’on ne trouve plus aujourd’hui. C’est plus efficace que n’importe quel médoc’ que l’on pourrait te refiler.

Il le renifla une seconde fois avant de hocher la tête et me tendit le pot. J’en appliquai largement sur la plaie, et en imbibait une compresse que j’appliquai dessus. Avec la bande de gaz j’entourai son torse afin de maintenir le cataplasme et favoriser la cicatrisation. Je pris une dernière compresse et l’approcha de son visage où une petite coupure saignait encore mais il attrapa mon poignet en vol. Sa pression n’était pas violente comme la dernière fois, mais douce et délicate.

- Je m’en occupe, merci.
- Comme tu veux.

Je laissai retomber ma main le long de mon corps et abandonnai là mon blessé pour m’affairer en cuisine. J’avais pour idée qu’une bonne tisane ne nous ferait pas de mal et délierait peut-être un peu plus la langue d’Erick. J’étais bien décidée à lui arracher les vers du nez pour comprendre à quoi rimait tout ce cirque.

J’entendis du bruit dans le salon et supposai qu’Erick fouillait dans son sac pour mettre des vêtements propres. Mais lorsque des éclats de voix s’élevèrent de la pièce voisine, je compris mon erreur. Quelqu’un était entré chez moi, et Erick s’opposait à lui. L’individu avait une voix grave et couvrait mon collègue d’injures que je n’aurais jamais osé prononcer. Mon cœur s’accéléra, je ne pouvais pas rester là à rien faire. M’armant de courage je bondis dans le salon, un long couteau de cuisine brandi en avant, prête à faire face à tout ce qui pouvait arriver. Je m’étais attendu à tout, sauf à ça. Oui, vraiment à tout, mais pas ça.

Comme toujours, je ne suis pas du tout convaincue par la colo. Il va vraiment falloir que j'y remédie, d'une manière ou d'une autre.

dimanche 19 août 2012

Destins croisés - Episode 3


Erick était là, haletant, se tenant au chambranle de la porte du salon. Il avait une main portée à son bas ventre et une douleur visible crispait ses traits d’ordinaire calmes. En me voyant il écarquilla les yeux et bredouilla des phrases incompréhensibles.

- Qu’est-ce que tu fais là ? dit-il enfin après avoir retrouvé les idées claires.

Ses yeux gris pâle me dévisagèrent avec insistance comme s’il avait une hallucination. Je me sentais gênée d’être entrée chez lui comme une voleuse, et d’avoir fouillé son appartement, cependant, l’inquiétude que je lisais dans son regard me disait qu’en réalité il se fichait bien de savoir pour quelles raisons j’étais là. Oubliant mon embarras je repris avec aplomb.

- C’est plutôt moi qui devrais te demander ce que tu fais là, rétorquai-je. Pourquoi n’es-tu pas au bureau ?

Erick regarda son poignet et soupira.

- Je n’avais pas vu qu’il était si tard.

La conversation avait quelque chose de surréaliste. Il voulut sourire, mais une quinte de toux l’en empêcha. Sa main quitta son ventre pour se placer devant sa bouche alors qu’il crachait du sang. Affolée, je me précipitai vers lui. Je voulus passer mon bras sous son épaule pour le mener jusqu’au canapé, mais il émit un grognement et me repoussa violemment. Mon épaule alla cogner contre le mur d’en face. Je m’apprêtai à émettre une remarque désobligeante, avant de m’apercevoir qu’il était blessé sous sa veste, et que j’avais du sang plein les mains.

- Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? demandai-je inquiète.
- Rien. Ne te mêle pas de ça, répliqua-t-il froidement.

Erick traversa péniblement le salon et s’arrêta devant la table basse. Son regard se posa sur l’ancien livre que j’avais laissé là quelques instants plus tôt, puis revint se fixer sur moi. Ses yeux semblaient à présent fait d’acier. Il n’y avait plus rien d’amical dans son attitude. C’était une facette que je ne lui connaissais pas. Il avait l’air d’un parfait inconnu. D’ailleurs avait-il été autre chose qu’un inconnu pour moi ? Je n’avais jamais autant parlé avec lui qu’à cet instant précis.

- Tu as touché à ce livre ? demanda-t-il visiblement en colère.
- Oui, je l’ai juste feuilleté. Mais c’est du charabia. Et ce n’est pas la peine de te mettre en colère pour ça, rajoutai-je devant son air furieux.
- Comment oses-tu ! Tu te permets de rentrer chez les gens, de fouiller et de juger, sans savoir !
- Je suis désolée Erick. Je ne savais pas que c’était important, repris-je plus doucement. Qu’est-ce que c’est ?
- Ne te mêle pas de ça !

Sa voix tonna au dessus de ma tête. Je tremblai comme une feuille devant sa fureur, mais je ne m’avouai pas vaincue. Ho non, je n’étais pas venue jusqu’ici pour rien !

- Que je ne me mêle pas de quoi ? J’ai mis la carrière d’Albert et la mienne en péril pour venir chez toi. Personne ne savait où tu te trouvais, et quand enfin je mets la main sur toi, tu ne ressembles pas à celui que je connais, et tu pisses le sang ! Et tu voudrais que je ne mêle pas de ça !

Son regard n’avait pas dévié du mien.

- Par pitié Eléonaure, ne t’en mêle pas. Va-t-en.

Son ton s’était adouci mais restait ferme.

- Je ne m’en irai pas, m’entêtai-je.

Et pour prouver que je ne changerai pas d’avis, je croisai les bras et m’adossai au mur de l’entrée. Erick soupira et fut pris d’une nouvelle quinte de toux, qui lui fit cracher encore plus de sang.

- Et bien reste là si tu veux, moi je m’en vais.
- Comment ça tu t’en vas ?

Sans prendre la peine de me répondre, il se dirigea vers sa chambre, et telle une gamine insolente, je lui emboîtai le pas en sautillant derrière lui. Il ouvrit le placard que j’avais fouillé et sortit un sac de voyage. Il y jeta pêle-mêle quelques vêtements, et sortit de l’ombre une paire de botte en cuir que je n’avais pas remarquée. Il alla ensuite à la salle de bain, ne prêtant plus attention à moi. Ayant levé toute inhibition, je restai dans la chambre et fouillai le sac ; il avait pris quelques sous-vêtements, deux trois pantalons, des T-shirts, deux pulls en laine avec d’épais col roulé, sa paire de botte, un étrange couteau et une couverture. Dans l’une des poches sur le coté, je trouvai une boussole et un petit carnet noir. Je n’eus pas le loisir de l’ouvrir qu’Erick était déjà revenu.

- Tu es encore là toi ? s’exclama-t-il en m’arrachant le carnet des mains pour le remettre à sa place. Je t’ai dit de partir.

Il ajouta un nécessaire de toilette, et son fameux livre rouge avant de refermer le bagage.

- Où comptes-tu aller ? demandai-je.
- Loin. Ça ne te regarde pas.

Il attrapa son sac et le balança par dessus son épaule. Il semblait moins gêné par sa blessure que tout à l’heure, et il avait essuyé le sang qui avait coulé le long de sa mâchoire. Alors qu’il allait sortir de la pièce j’attrapai la manche de sa veste.

- Dis-moi où tu vas…

Poussé par une soudaine fureur, il se retourna vers moi et m’attrapa le poignet. Sa grande main me broya les os et son regard me foudroya sur place. Je balbutiai quelques mots incompréhensibles et je ne sus pas si ce fût la peur qu’il lut dans mes yeux, ou la lassitude, mais sa langue se délia et il lâcha enfin quelques mots constructifs.

- Ils vont revenir. Cette fois je n’aurais pas autant de chance. Je ne peux pas rester ici, je dois partir, c’est comme ça. Et toi tu ferais bien de reprendre le cours normal de ta journée.
- Qui ça « ils » ? Où veux-tu aller ? Ta blessure doit être soignée avant toute chose. Tu n’iras pas bien loin dans cet état là.

Sa poigne se raffermit sur mon poignet et je serrai les dents.

- Je t’ai dit de ne pas te mêler de ça. Pour ton bien, reste en dehors de cette histoire et retourne bosser. Tes clients doivent t’attendre.
- Et ils pourront encore attendre longtemps. Si tu ne me réponds pas c’est parce que tu n’as, en réalité, aucune idée de là où tu vas aller, n’est-ce pas ?
- Pourquoi faut-il que tu sois si obstinée…

Il grimaça et me lâcha pour se tenir le bas ventre. Oui, j’étais obstinée et je comptais bien avoir le dernier mot.

- Viens chez moi si tu ne peux pas rester ici.
- Non, répliqua-t-il d’un ton sec.
- Au moins pour soigner cette vilaine blessure. Je ne suis pas médecin, mais tu ne peux pas rester comme ça, c’est sûr. Après je te laisserai tranquille.
- Tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds. Je ne peux pas te laisser prendre de tels risques.
- J’ai déjà pris des risques en voulant trouver ton adresse.
- Les risques dont je parle ne sont pas comparables à la perte d’un emploi, crois-moi. Ce n’est rien à coté de ce que tu pourrais encourir en m’aidant. Alors non. Je ne peux pas accepter.
- Moi seule décide des risques que je prends, répliquai-je implacablement. Suis-moi.

Je lui pris la main et il me suivit sans un mot. J’avais gagné – pour mon plus grand malheur. Erick ne prit même pas la peine de fermer son appartement à clé. Il laissait tout, tel quel, derrière lui, et la petite voix me chuchota qu’il ne reviendrait jamais ici. Dans quel pétrin avais-je encore mis les pieds ?

Un petit work in progress et la suite des aventures d'Eléonaure et Erick.